Aleatoire-Immanent

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Origine de la servitude

  

 

Qu’a t-on appris sur les millénaires du néolithique et la principale révolution de l’histoire humaine, avec l’agriculture? 

Jean-Paul Demoule: A peu près tout. A mes débuts, des collègues défendaient encore l’idée que le néolithique – et surtout l’agriculture – avaient été inventés sur place malgré les fouilles menées au Proche Orient. Le plan de la maison néolithique était mystérieux. Nous n’avions aucun village sur toute la moitié nord de la France… Nous savons désormais qu’il s’agissait d’un double mouvement de colonisation, en provenance du Proche-Orient. Il a pris les chemins du nord – via les Balkans et le Danube – et du sud – via les côtes de Méditerranée. La branche sud est arrivée il y a 7600 ans en France, et l’autre branche franchit le Rhin il y a 7000 ans environ. Les chasseurs cueilleurs sont submergés, leur nombre est estimé à quelques dizaines de milliers, contre environ deux millions d’agriculteurs lorsqu’ils parviennent à occuper l’Europe. (Ci-dessus, reconstitution d'une maison néolithique, Serge le Maho) 

Leur mode de vie, les premières implantations, l’organisation des villages, les traces matérielles des croyances… Nous comprenons mieux cette histoire d’une extension permanente. Dès qu’un village voyait sa population passer les 200 personnes, une partie s’en séparait pour aller fonder une nouvelle implantation, au détriment de la forêt.  

 

Pourquoi cette fuite permanente? 

Jean-Paul Demoule: Très probablement pour conserver un modèle social, assez homogène avec peu de différences de richesses et de statuts entre groupes et individus et qui aurait été menacé par une population trop dense. D’où un étonnant conservatisme social et technique, avec les mêmes plans de maison, les mêmes types de décors de Kiev à Brest, alors qu’il n’y avait pas la moindre unité politique. Ce village néolithique regroupait des maisons rectangulaires en bois et terre, qui peuvent aller jusqu’à 40 mètres de long. Une économie basée sur le blé, l’orge, les lentilles, le porc, la chèvre, le mouton, le bœuf et le chien. 

 

Cette période voit l’invention des inégalités sociales, l’archéologie révèle t-elle pourquoi et comment la multitude s’est-elle retrouvée dominée et exploitée ? 

Menhirs Champagne sur OiseJean-Paul Demoule: On observe à plusieurs reprises, dès les débuts du néolithique au Proche Orient, que lors des premières évolutions démographiques très fortes, avec l’apparition d’agglomérations, ces premiers points de fixations s’effondrent puis les gens se dispersent dans toutes les directions. Sauf dans les régions – Mésopotamie, Égypte – où une sorte «d’effet nasse», car les populations sont cernées de déserts ou d’eau, provoque l’apparition des premières villes, des premières stratifications sociales et des États. En Europe, cela va être beaucoup plus lent et progressif… car l’effet nasse ne se fait sentir que lorsque les agriculteurs viennent buter sur les «finisterres» et l’océan Atlantique. (A gauche, menhirs du Vème millénaire, abattus au 3ème millénaires, Champagne sur Oise Denis Gliksman) 

Auparavant, si vous n’étiez pas content de l’émergence d’une caste qui voulait vous dominer ou vous exploiter, il vous suffisait de partir coloniser des espaces nouveaux et vierges. On peut lire l’expansion néolithique en Europe comme la volonté des hommes d’échapper au piège social d’une densité démographique trop forte pour s’accommoder d’une grande égalité. 

Ce n’est donc pas un hasard si les premiers sites où apparaissent des différenciations sociales fortes – avec les dolmens qui sont des tombeaux monumentaux – surgissent le long de l’Atlantique… et le long de la mer Noire, là où la densité de population est la plus forte. Ni que l’on observe des effondrements de la civilisation mégalithique au bout de quelques siècles, comme si les hommes ne supportaient plus cette stratification. 

 

Vous auriez donc trouvé les traces de l’orgine de la servitude volontaire ? 

Jean-Paul Demoule: L’archéologie donne là du grain à moudre à l’anthropologie, à l’histoire sociale et des idées. Pas seulement par les informations sur la vie quotidienne, l’économie, mais aussi les traces des représentations et des idéologies, comme ce glissement, il y a environ 6000 ans des images de la féminité – sexualité, fécondité – vers celles du masculin, de la guerre, de la domination, du pouvoir. Les tombes les plus riches montrent des chars, des flèches, des canines de loup, des signes solaires. 

Pour imposer la servitude – nécessaire pour que riches et dominants existent, ils ont besoin d’accaparer la production d’autrui – il faut qu’elle soit en grande partie volontaire. Le dominé doit montrer un certain enthousiasme à l’être. L’archéologie des 20 dernières années a permis de suivre la mise en place de ces systèmes. 

 

Une mise en place rapide ? 

Jean-Paul Demoule: Non, la découverte de la chronologie fine de l’apparition du mégalithique a effacé son caractère de surgissement brutal et inexplicable. En réalité, les dolmens de pierre ont été précédés de tombes moins spectaculaires en bois et terre dont les traces, certes délicates à distinguer, ont été retrouvées et datées. Elles montraient une première différenciation sociale. Carnac 

L’un des sites célèbres, celui de Carnac, (photo, Hervé Paitier) montre bien qu’avant d’aligner des menhirs, les hommes ont construit des tertres en terre. Ce n’est pas rien, au plan de l’histoire de nos sociétés mais aussi de la réflexion sur leur devenir, que l’archéologie ait mis à jour la généalogie de la domination et l’exploitation de l’homme par l’homme, et montré d’ailleurs qu’elle n’ait pas été de soi, sans résistances ni reculs. 

Reste à expliquer, par exemple, pourquoi certains hommes ont voulu être plus puissants et riches que d’autres. Et comment la manipulation de l’imaginaire a pu être aussi efficace. Comment l’idée que le chef et exploiteur avait un destin spécial après la mort, qu’il bénéficiait d’une essence différente – comme le Pharaon dont les rituels sont nécessaires à la crue du Nil – d’une relation spéciale avec le surnaturel et les dieux, a pu être imposée mais aussi partagée par les dominants et les dominés. La dialectique du maître et de l’esclave est au cœur de cette archéologie. 

Casque de TintignacLe grand mystère français, c’est celui de la Gaule. Sait-on désormais qui étaient «nos ancêtres les Gaulois» ? 

Jean-Paul Demoule: Oui, leur image a complètement changé. Nous savons que 300 ans avant Jésus-Christ, la Gaule est densément peuplée, quadrillée de fermes aristocratiques de grandes dimensions et lieux de pouvoirs politiques. Deux siècles avant la conquête, apparaissent des formes d’États, environ 60, centrés autour d’autant de villes fortifiées – des oppida - où se concentrent les fonctions économiques, religieuses et politiques. (Photo, casque oiseau de Tintignac, Patrick Ernaux) 

La très grande majorité de ces oppida découverts depuis vingt ans par l’archéologie préventive était absente des textes antiques et ignorée des historiens. Elles montrent un urbanisme organisé, avec des rues à angle droit, des bâtiments spécialisés, un artisanat très sophistiqué – bois, fer, salaison de porcs… - et une économie monétaire. Les villes Trésor de Laniscatbattaient monnaies, avec même un alignement sur le denier romain pour le quart sud-est de la France bien longtemps avant la conquête, une sorte de zone monétaire intégrée avec l’empire romain. (Trésor de Laniscat, Hervé Paitier) 

L’une des grandes découvertes ce sont ces sanctuaires, vastes espaces clos avec de grands bâtiments de bois où se déroulaient des cérémonies religieuses… les Gaulois avaient des temples et ne se réunissaient pas dans la forêt pour des réunions sacrées, avec druides et gui. 

 

Dans la révision de l’historiographie, vous affirmez que la chute de l’empire romain n’a pas existé. N’allez-vous pas un peu loin ? 

Jean-Paul Demoule: Cette idée des invasions barbares dévastatrices est une manipulation de l’histoire qui s’opère dès le Moyen-Âge. En fait, la relocalisation des élites à la campagne et la rétraction de la population des villes débutent dès le IIème/IIIème siècle. Et les villes sont dès lors moins densément peuplées, avec des sortes de potagers urbains. (Ci-dessous sépulture mérovingienne à Lagny sur Marne,  © Laure Pecqueur, Inrap) 

En revanche, l’archéologie n’observe pas de traces de destructions massives dans les villes, et à l’inverse les campagnes montrent une solide continuité des grandes exploitations agricoles à travers cette période soit disant bouleversée. Du coup, cela a conduit les historiens à une relecture des textes vers des migrations de groupes qui voulaient s’intégrer à l’empire. C’est plutôt un phénomène de réorganisation lent, sur trois siècles, avec des implantations d’élites qui négocient leur entrée. 



14/04/2012